Permettez‐moi de faire un petit retour en arrière en vous présentant un court épisode de ma vie qui a été pour moi une des plus notables dans mon cheminement spirituel.
Si vous avez déjà eu l’occasion de lire quelques‐unes de mes précédentes chroniques, vous vous souviendrez probablement qu’au tout début de ma conversion, une voix mystérieuse avait retenti dans mon cœur pour une troisième fois consécutive en trois semaines. Cette locution intérieure m’interpellait vivement à ouvrir la Bible que ma mère m’avait donnée en cadeau l’année précédente. J’avais alors compris que je trouverais les réponses à mes nombreuses questions sur le pourquoi de notre existence, sur le sens de nos souffrances et de notre mort, etc.
Depuis le moment où j’acceptais enfin d’ouvrir ma Bible au tout début du Nouveau Testament, au retour du travail et après avoir visité mon père malade à l’hôpital, je lisais passionnément pendant une heure. Mon cœur s’imprégnait progressivement de cette lumière divine qui émanait de chaque parole de sagesse que je savourais et méditais pour mon plus grand profit. Ma foi renaissait ainsi de ses cendres après dix ans de vie dissolue et sans référence à Dieu.
Chaque semaine, je choisissais de vivre une vertu ou d’imiter une action spécifique recommandée par le divin Maître dans les évangiles. Cette pratique salutaire m’excitait et me donnait la force d’abandonner certaines habitudes mondaines et reprochables que j’avais acquises depuis mon éloignement de la pratique religieuse à l’âge de quatorze ans. La première semaine par exemple, je m’efforçais de pratiquer la patience dans l’adversité; l’autre semaine, le service envers mes collègues de travail; l’autre encore, la charité corporelle ou spirituelle envers mon prochain; et ainsi de suite. Tous ces efforts semblaient me rapprocher de plus en plus de Dieu et, sans trop m’en rendre compte, produisaient aussi un effet positif sur 1 mon entourage.
Voici qu’un soir, après deux mois de lecture assidue, je tombe sur les paroles surprenantes que l’apôtre Pierre adresse à Jésus, lui demandant jusqu’à combien de fois il doit pardonner: « Jusqu’à sept fois, Seigneur? » Et Jésus de lui répondre : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante‐dix fois sept fois » (Matthieu 18, 21‐ 22). La réponse inattendue de Jésus provoqua soudainement en moi une réaction immédiate d’incompréhension totale! « Seigneur, lui dis‐je, ce que tu demandes n’est pas réaliste! Comment peux‐tu exiger cela de nous? Pierre est allé encore plus loin que la majorité de nous en disant « sept fois ». Ça n’a aucun sens! Qui parmi nous réussirait à pardonner son prochain autant de fois? » Et je poursuivais mon dialogue intérieur en lui disant qu’après avoir pardonné un ennemi deux ou trois fois, cela devrait suffire, non? N’est‐ce pas l’inciter à vouloir abuser davantage de notre bonté et de notre miséricorde?
J’attendais la réponse de Jésus, mais elle ne venait pas. Aucune inspiration, aucune parole ne montait dans mon cœur. Et puis soudain, des images commençaient à monter dans mon esprit. Des images de ma vie passée. Des images des nombreux péchés que j’avais commis contre la volonté de Dieu, sans jamais lui demander pardon, ni me corriger. En voyant chacune de ces images, mon cœur s’effondrait et je commençais à pleurer amèrement. J’étais foudroyé de voir combien de fois j’avais offensé et blessé son cœur paternel. Après chacune des fautes graves commises qui défilaient dans mon esprit, Dieu me montrait du même coup comment elles l’avaient fait souffrir profondément. Il gardait le silence devant mes mauvaises actions, mais dans l’espérance de me voir un jour revenir à Lui.
Cet événement pour le moins difficile à décrire, parce que tellement inusité dura environ une heure. Une heure remplie de pleurs et de remords déchirants. Une heure de regrets et de prises de conscience comme je n’avais jamais expérimentés auparavant. Non, jamais je n’avais pleuré autant et pour aussi longtemps de ma vie. Et chaque fois qu’une image nouvelle se présentait à moi, je faisais monter vers lui cette lamentation : « Pardon, Seigneur! Pardon, mon Dieu! » Et lorsque cette heure de tourment—pour ne pas dire de torture intérieure—fut terminée, je ressentais tout à coup la miséricorde de Dieu se déverser abondamment dans mon pauvre cœur brisé, telle une source rafraîchissante et apaisante. Il me semblait qu’en ce moment précis, Dieu était en train de guérir mon cœur meurtri et plein de componction en me disant : « Je te pardonne toutes ces fautes, chacune de ces fautes. Elles qui m’avaient profondément blessé parce que je suis et serai toujours ton Père et ton Créateur. »
À cet instant même, je me mis à pleurer à nouveau pendant une heure! Cette fois cependant, je pleurais de joie et mon cœur n’était plus envahi par la tristesse et les remords de conscience. J’avis peine à retenir mes cris de louanges et de reconnaissances devant un tel effluve de grâces, d’amour et de miséricorde! En réfléchissant plus tard sur cet événement qui m’avait totalement vidé de mes énergies, je compris que Dieu venait de me pardonner « soixante‐dix fois sept fois », comme il nous demande de pardonner à notre prochain. Sans compter le nombre de fois que nous avons pardonné auparavant à cette personne. Cette expérience de la miséricorde divine à mon égard m’aiderait dorénavant à comprendre combien mon pardon humain et limité d’autrefois était pusillanime par rapport au genre de pardon illimité que Dieu exige de tous ses enfants.
Après cette expérience spirituelle inoubliable, je décidais résolument de pratiquer le pardon illimité envers tous, mais surtout durant la prochaine semaine. « Seigneur, lui dis‐je, donne‐moi des occasions de pardonner cette semaine, et je te promets de pardonner chaque fois, comme tu m’as pardonné. Ce sera la semaine du pardon!» J’étais si déterminé que je me croyais invincible, cuirassé par cette expérience spirituelle à la fois troublante et vivifiante. Mais une surprise m’attendait!
Le Seigneur voulait m’enseigner une autre leçon importante durant cette semaine de dure mise à l’épreuve: malgré ma bonne volonté et ma détermination, je ne pourrais jamais réussir à pardonner autant de fois sans sa grâce, car le pardon que Dieu demande de nous est un pardon divin, et non humain! De fait, on aurait dit que le Seigneur avait planifié soigneusement toutes sortes d’obstacle sur mon chemin afin de me mettre à l’épreuve. Entre autres, je devais pardonner à un collègue de travail qui m’avait humilié devant les autres collègues, parce que je n’avais pas suivi les consignes qu’il m’avait données pour la création d’une annonce commerciale.
Ayant piqué mon orgueil au vif, je décidais de contre‐attaquer en lui disant agressivement de créer sa propre annonce. Mais une fois rendu à mon bureau, une petite voix retentissait au‐dedans de moi: « La semaine du pardon! » Oh, misère! Je n’aurais pas dû faire cette promesse au Seigneur! Mais une quinzaine de minutes plus tard, après avoir longuement hésité et bien réfléchi, je décidais d’écraser mon orgueil humain et je retournais au bureau de mon confrère en reprenant l’annonce que j’avais créée, et je lui demandais pardon pour m’être emporté devant les autres. Ce fut l’état de choc pour la vingtaine de personnes présentes dans le département des annonces commerciales! On aurait pu entendre voler une mouche.
Le soir, j’arrivais à la maison et mon frère aîné me demandait la permission de prendre ma camionnette pour aller faire l’épicerie, car sa voiture ne fonctionnait pas. J’acceptais finalement, mais non sans hésitation, parce que j’étais encore très attaché à ma belle camionnette recouverte de tapis à poil long à l’intérieur, avec mes roues en alliage, mes caisses de son haute performance, etc.
Mon frère quittait la maison, mais revenait après seulement dix minutes avec un air piteux. Il me confia qu’il n’y avait plus de place dans le stationnement extérieur du Centre d’achats. Il décida alors d’aller dans le stationnement souterrain. Le problème, c’est qu’il aperçut une enseigne à l’entrée du stationnement avertissant les conducteurs de la hauteur maximale permise. Et mon pauvre frère avança malgré l’avertissement, pensant que tout irait bien. Résultat: le toit de ma camionnette fut écorché à la grandeur; mon hublot brisé en miettes et mon antenne arrachée. Ma réaction fut immédiate! De ma bouche sortaient toutes sortes de mépris et d’insultes pour son manque d’intelligence et de jugement. Heureusement pour lui que j’avais cessé de jurer depuis quelques mois!
Mon frère s’était humblement assis à la table et lisait maintenant son quotidien. Pendant ce temps, je marchais frénétiquement entre le salon et la cuisine, et je rageais intérieurement. Et après quelques minutes, j’entends encore la petite voix intérieure me dire : « La semaine du pardon! » « Ah non! Pas cette fois, me dis‐je. C’en est trop! Jamais je ne lui pardonnerai cette stupidité! » Et je marchais à pas rapides sans être capable de contenir ma frustration. Mais au bout d’une vingtaine de minutes, je réfléchissais encore à la promesse que j’avais faite au Seigneur en début de semaine. Elle ne cessait de revenir à mon esprit. Alors je décidais encore une fois d’écraser mon amour propre, et je me dirigeais vers mon frère avec plus de sérénité.
Je m’approchai de lui et déposai les clefs de la camionnette sur la table en disant : « Je te pardonne. Excuse‐moi aussi pour les propos agressifs et méprisants que j’ai eus envers toi. Voici les clefs de ma voiture. Quand tu voudras l’utiliser, ne te gêne pas. Elle est à moi comme à toi, et tu pourras t’en servir n’importe quand à l’avenir. Mon frère me regardait avec stupeur. Il ne comprenait plus rien. Et les paroles suivantes sortirent de sa bouche : « Mais qu’est‐ce qui arrive avec toi? Tu as tellement changé depuis deux mois. » Imaginez! Il s’était rendu compte que j’avais changé, et personne encore ne savait que je lisais régulièrement ma Bible.
Et ma première réaction fut de lui demander s’il trouvait que j’avais changé pour le meilleur ou pour le pire? Il répliqua : « Pour le meilleur, bien sûr. » Alors je décidais de lui faire part du fait que j’avais commencé à lire la Bible que notre mère nous avait donnée à nos anniversaires l’année précédente. J’entends encore les paroles qui sortirent de sa bouche : « Ah non! Ne me dis pas que tu as commencé à lire la Bible! » Mais je pris le temps de lui expliquer comment ce livre avait répondu à toutes mes questions, comment il était imprégné de sagesse et comment Dieu nous y révèle la profondeur de son amour pour chacun de nous. Pauvre frère! Il dut m’écouter pendant 20 minutes sans arrêt. Mais en voyant son expression faciale, j’arrêtai mon discours et lui dis: « À présent, je ne te fatiguerai plus avec ces propos, mais au moins tu sauras pourquoi j’ai changé! »
Trois semaines plus tard, mon frère commençait à lire sa Bible, non pas tant à cause des paroles que je lui avais dites, mais à cause de mon exemple de vie chrétienne! Une grande joie montait dans mon cœur. Il me confirma quelques semaines plus tard qu’il avait appris beaucoup de choses, mais qu’il avait encore beaucoup de questions sans réponse. Et c’est alors que nous avons commencé à cheminer 4 ensemble dans la foi en Jésus Christ.
Quarante ans plus tard, mon frère continue toujours de vivre activement sa foi catholique. J’ai eu la joie de bénir son mariage treize ans après sa conversion. Et je me souviens toujours des moments où il s’absentait durant mes visites pour aller prier une quinzaine de minutes avec ses deux enfants avant leur coucher.
Aujourd’hui encore, non seulement pratique‐t‐il sa foi avec son épouse, mais les deux sont activement impliqués bénévolement dans les visites aux malades et au service des plus démunis. J’en rends grâce à Dieu. Toute cette belle histoire a commencé avec un pardon!
Cher lecteur, vous l’avez sans doute expérimenté à plusieurs reprises dans vos vies: le pardon divin transcende le pardon humain infiniment, car il nous permet de tourner la page complètement sur les offenses du prochain et de retrouver une paix surnaturelle au plus profond de nous. Mais n’oublions pas que nous devons d’abord renoncer à notre orgueil humain. Sans cet acte d’humilité qui s’appuie sur une vie tout imprégnée de prières et du désir d’accomplir la volonté de Dieu en tout, le pardon demeure humain et se limite tout au plus à sept fois. Mais le pardon divin est capable de bien plus, puisqu’il s’appuie sur la présence de l’Esprit du Père et du Fils qui vit au‐dedans de nous. Alors seulement pourrons‐nous apprendre à pardonner jusqu’à soixante‐dix fois sept fois, comme nous le demande Jésus!
Pour réussir à pardonner divinement et sans compter, il nous faudra redire souvent la belle prière du Notre Père, surtout lorsque nous avons de la difficulté à pardonner, en insistant tout particulièrement sur les dernières paroles: « Pardonne‐ nous comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. »
Et lorsque viendra le jour de notre face à face avec Dieu, nous ne craindrons plus le jugement de Dieu, car nous pourrons regarder Jésus droit dans les yeux et lui dire: « Seigneur, je ne suis qu’un pauvre pécheur. Mais parce que je t’ai toujours supplié de m’aider à pardonner ceux qui m’avaient offensé, j’ai réussi à leur pardonner leurs offenses soixante‐dix fois sept fois. » Et la porte du cœur sacré de Jésus s’ouvrira toute grande pour nous, puisque la Parole de Dieu ne peut mentir: « Car le jugement est sans miséricorde pour celui qui n’a pas fait miséricorde, mais la miséricorde l’emporte sur le jugement. » (Jc 2, 13)
Merci Seigneur pour ces paroles réconfortantes, en dépit de nos limites et de nos difficultés à pardonner sans hésite