J’aimerais vous partager une belle histoire que j’ai entendue un jour d’un prédicateur américain qui avait été invité à prêcher la neuvaine anglaise au sanctuaire de Ste-Anne-deBeaupré il y a plusieurs années. Aujourd’hui encore, cette histoire m’habite toujours, car elle nous livre un enseignement éclairant sur la nécessité d’accepter nos fragilités humaines si nous voulons avancer dans la vie et atteindre une certaine maturité et un épanouissement psychologique et spirituel. Voici donc le récit de cette vieille légende indienne qui saura sûrement toucher plusieurs cœurs et donner le goût de la partager avec d’autres.
Chaque jour, un vieil homme qui était l’esclave d’un riche vendeur de tapis devait parcourir non sans difficulté plusieurs kilomètres avec son joug de bois sur les épaules et ses deux grandes cruches vides bien accrochées, afin de les remplir au puits et les retourner à son maître. Le pauvre homme répétait quotidiennement et immanquablement cette routine, beau temps mauvais temps, car la maisonnée de son maître en dépendait pour survivre.
Un jour, une fois arrivé au puits et après avoir bien rempli ses cruches jusqu’au bord, un fait miraculeux se produisit tout à coup et provoqua la stupeur et l’émerveillement du vieil homme. Les deux pots se mirent à discuter entre eux et le vieil homme pouvait entendre clairement le sujet de leur conversation. Ces premières étaient loin de se douter que le pauvre vieux les entendait parfaitement. Incrédule au début, ce dernier finit par chasser tout doute quant à l’authenticité de cet événement des plus insolites. Sans dire un mot, il écouta attentivement leur dialogue tout en poursuivant péniblement sa longue marche qui le ramenait à la maison de son maître.
La cruche neuve qui était fixée à l’extrémité droite de son joug, entama le dialogue en s’adressant à la vieille cruche qui était fixée à l’autre extrémité: « Eh, vieille cousine et bonne à rien, dit-elle d’un air insolent et méprisant, ne réalises-tu pas que tu es fissurée en plein milieu? Ne vois-tu pas l’eau qui s’écoule lentement de toi à chaque pas que fait notre pauvre vieillard? Lorsque nous arrivons à la maison, tu as déjà perdu la moitié de ton contenu. La seule raison pour laquelle tu es encore en vie, c’est que le vieil esclave garde le silence devant son maître sur ta condition déplorable! Il y a longtemps que j’aurais pris les devants, moi, la cruche parfaite, et j’aurais tout avoué au maître. Tu aurais été mis à la retraite depuis longtemps, si ce n’était de moi, et je t’aurais rangé dans le bac des ordures. »
Le visage du vieillard s’allongea en entendant ces paroles dépourvues de compassion et proclamées avec une telle insolence. Mais il ne dit rien pour l’instant. Il attendait la réplique de la vieille cruche. Après tout, la vieillesse peut souvent surprendre par ses propos imbus de sagesse. Mais il y eut un long silence. Et soudain, la cruche fissurée s’adressa à la cruche sans faille.
« Tu as bien raison de me mépriser. En te regardant, je ne vois aucun défaut: il me semble que tu es si parfaite, contrairement à moi qui suis vieille et si fragilisée par les nombreux voyages que j’ai entrepris durant ma vie. Dès mon jeune âge, je déplorais en moi la petite fissure que mon potier n’avait pas pris le temps de réparer lorsqu’il me créa. Et depuis ce temps, ma fissure n’a cessé de grandir. Tu as bien raison de dire que je suis une bonne à rien, car je perds mon eau de plus en plus en vieillissant et je me sens si inutile. Ah, comme je souhaiterais que notre bon vieillard puisse entendre notre discussion et réaliser qu’il est grand temps de me remiser et de me mettre à la retraite au beau milieu des ordures! »
Et le vieil homme entendit le grand soupir de la vieille cruche. En voyant l’eau s’écouler de sa fissure, il lui semblait voir les sanglots de la pauvre cruche, intimidée et méprisée par la jeune cruche. Celui-ci décida enfin d’ouvrir la bouche et de s’adresser aux cruches. « Assez discuté, vous deux. À mon tour de parler! » Les deux cruches furent stupéfaites de voir que le vieil homme avait entendu tous leurs propos. Et ce dernier poursuivit : « Je vais à présent vous révéler un petit secret. Lorsque mon maître m’a donné l’ordre d’aller puiser de l’eau la première fois au puits lointain, j’ai d’abord pris beaucoup de temps pour vous sélectionner parmi les autres cruches disponibles. Je vous ai choisies chacune pour une raison particulière. Je vous invite maintenant à regarder attentivement les deux côtés du chemin que nous parcourons ensemble depuis des années. » Et il poursuivit sa route en silence pendant une quinzaine de minutes.
Et il ouvrit une fois de plus la bouche et s’adressa aux deux cruches : « Avez-vous remarqué qu’à la droite du chemin, la terre est aride et que rien n’y pousse, comme sur l’ensemble de cette terre séchée que nous parcourons quotidiennement? Mais vous avez aussi remarqué qu’à la gauche du sentier que nous sillonnons ensemble depuis si longtemps, il y a des plantes et de jolies fleurs qui poussent et délectent nos sens avec leurs variétés de couleurs et leurs parfums odoriférants. Vous êtesvous déjà demandé pourquoi ces jolies fleurs aux parfums enivrants ne poussaient que sur le côté gauche du sentier? » Et les cruches demeuraient sans mots, incapables de comprendre le pourquoi d’un événement si inusité.
Le vieillard prit la parole une fois de plus et dit à ses deux compagnes: « Durant nos randonnées, vous étiez tellement centrées sur vous-mêmes, toutes deux, qu’au lieu de lever les yeux vers l’horizon pour admirer le paysage qui s’offrait à nos yeux, vous ne regardiez que l’extérieur de votre contenant. Ainsi, toi la jeune cruche, fière de l’imperméabilité et de la perfection que t’a conférées le potier, tu te comparais sans cesse à l’autre, et tu la méprisais comme si tu t’étais toi-même donné cette perfection. »
« Et toi, ma pauvre et vieille cruche qui, devant les propos méprisants de ta compagne, n’as pu faire autrement que de te mépriser parce que tu te comparais sans cesse à elle et parce que tu ne comprenais pas qu’une faille ou une fissure peut très bien servir les intérêts du maître, j’attire à présent ton attention sur le geste que je vais poser et que j’ai tant de fois accompli en revenant du puits. »
Et le pauvre esclave se pencha lentement et cueillit des variétés de fleurs ravissantes et parfumées qu’il trouvait sur le côté gauche du chemin. Il en fit un bouquet magnifique et s’adressa une dernière fois aux deux cruches: « Vous voyez ces jolies fleurs? Chaque fois que j’arrive du voyage, je les offre à mon maître avec un sourire, et elles font toute sa joie. Un jour il me demanda: « Mais d’où viennent ces jolies fleurs que tu m’offres aujourd’hui, car notre terre est si aride? » Et moi de lui répondre : « Vois, maître. C’est à cause de la vieille cruche fissurée que j’ai choisie! Sur le chemin de retour, j’ai décidé un jour de planter des graines de fleurs, belles et odoriférantes. Et grâce à sa fissure, l’eau s’y échappe et arrose les fleurs sur le côté gauche du sentier, et je n’ai qu’à les cueillir lorsqu’ils arrivent à maturité. »
« Et mon maître me loua pour avoir eu la sagesse d’utiliser cette pauvre cruche qui maintenant réjouit toute sa maisonnée chaque fois que je lui présente ce bouquet au retour du puits. » Quelle leçon d’humilité pour la cruche qui se croyait parfaite! Quelle leçon de foi pour la pauvre cruche qui se faisait mépriser et qui se méprisait elle-même par la suite!
Cher ami, levons les yeux en nous décentrant de nos échecs, de nos péchés, de nos fragilités humaines. Regardons plutôt l’horizon en levant les yeux vers le ciel, vers le véritable Maître qui nous a créés si différents les uns des autres et si fragiles, avec nos fissures et nos failles qui servent ses intérêts et qui lui procurent plus de gloire que si nous étions des cruches parfaites et orgueilleuses.
Donnons-lui le plus beau de tous les bouquets, celui de l’offrande de notre volonté entière, joint à la pratique des vertus. Et par notre prière intime et quotidienne, rendons actifs les dons de l’Esprit que nous avons reçus à notre baptême. Que nos fissures permettent au fleuve infranchissable de l’Esprit de jaillir de nous et de contribuer à la transformation et à la conversion des âmes. Quel beau bouquet de fleurs odoriférantes pourrons-nous alors offrir chaque jour au divin Maître. Il saura alors non seulement faire jubiler son cœur de Père, mais réjouira aussi toute sa maisonnée céleste. Bénis soient les pots fissurés!