Depuis mon ordination sacerdotale en 1989, j’ai eu l’occasion de rencontrer et d’aider bon nombre de personnes en accompagnement spirituel ou durant des confessions. En exerçant ce ministère, il m’arrivait parfois de me sentir totalement impuissant devant la personne, car les souffrances ou les traumatismes qui avaient marqué sa vie et brisé son cœur semblaient à première vue irréparables ou presque impossibles à déloger.
La plupart du temps, je me retrouvais devant une personne qui ne s’aimait pas vraiment. À force de souffrir et de ressentir des rejets au cours des années, elle avait perdu une grande part de sa confiance en elle, de son amour pour les autres, et même pour Dieu. Et une démarche de pardon en vue d’une éventuelle libération n’était certes pas envisagée au début de nos entretiens. Il fallait procéder par étapes avant d’en arriver là ! Les observations qui suivent pourraient vous aider lorsque vous êtes confrontés à de tels problèmes.
Une première considération : Blessures vs écoute attentive avant d’annoncer la Parole de Dieu.
Comment faire pour ralentir la locomotive emballée et sans frein de la personne blessée, elle qui est chargée de désespoir et de découragement, utilisant pour combustible la haine et l’agressivité envers l’auteur de son agression ? Les gens blessés ne sont souvent pas capables de pardonner lorsqu’elles nous arrivent au tout début en demandant de l’aide. Ils ne sont tout simplement pas arriver encore à cette étape.
Dans une relation d’aide, la première étape vers une guérison durable est d’écouter très attentivement. Nous devons nous modeler sur l’attitude et le comportement de notre Seigneur ressuscité : considérez son approche discrète auprès des disciples d’Emmaüs, alors qu’ils sont totalement découragés par la tournure des événements récents. Il commence par leur poser une question pour entrer en contact avec eux, en faisant semblant de ne pas connaître le sujet de leur conversation. Il est maintenant en mode écoute. Une écoute empathique et attentionnée. Le moment de parler viendra plus tard.
Deuxième étape : à notre tour de parler. Mais que devons-nous dire ? Et comment le dire ? Devrait-on se contenter de dire à la personne qui souffre, comme on le fait si souvent : « Je vais prier pour toi ! » et puis s’en aller comme si de rien n’était ? Mais non. C’est le temps de catéchiser, d’utiliser la Parole de Dieu pour révéler à la personne blessée que Jésus est venu pour les tout-petits, les délaissés pour-comptes, les pécheurs qui sont tombés dans des dépendances à force de compenser pour la souffrance qu’ils éprouvent. Il est venu habiter chez nous afin de nous guérir et nous libérer de l’emprise du diable, ce marchand d’illusions, et pour que nous ayons la vie en abondance !
Ensuite, en utilisant encore la Parole comme marchepieds, nous pouvons rappeler à la personne qui a été vulnérabilisée par les méfaits de la vie, que Dieu a non seulement une préférence pour les plus pauvres, mais qu’il nous aime tous d’un amour de prédilection. D’un amour personnel, c’est-à-dire comme si chacun de nous était l’unique enfant qu’il possède et chérit infiniment. C’est parce qu’il est Dieu qu’il peut aimer ainsi, aimer un et tous à la fois! Les parents qui ont donné naissance à de nombreux enfants savent qu’il est possible d’aimer tous et chacun de leurs enfants en même temps. Mais dans ce cas, on ne peut ajouter : « de façon préférentielle et infinie comme Dieu. »
Pour appuyer le sérieux d’une telle révélation de l’amour infini de Dieu pour sa créature, il suffit d’ouvrir les Écritures Saintes. Elles en témoignent à bien des endroits. Je me limite à une seule : Ep 1, 1–23. Que les plus curieux d’entre vous aillent voir ce qu’elle dit. Un bijou de Parole susceptible de convaincre les plus sceptiques qui peinent à croire en l’amour infini de Dieu pour eux.
Voici le cas d’une jeune femme de 38 ans que j’ai rencontrée un jour pendant une de mes retraites paroissiales. Le lundi soir, deuxième soirée de la retraite, avant le renvoi des fidèles, je propose aux retraitants de venir piger une parole de Dieu déposée dans des paniers. On y retrouve une centaine de paroles différentes que j’ai choisies et soigneusement découpées. Je les invite à faire un acte de foi avant de la prendre, car il s’agit de la Parole vivante de Dieu.
La jeune femme approche, prend une Parole, retourne à son siège, la lit et se met soudainement à pleurer. Pendant que sortent les fidèles de l’église, elle vient me voir et me montre la Parole qu’elle a prise. Elle pleure encore plus ! Je me demande ce qui peut bien lui faire verser tant de larmes. Je lis sa Parole. Elle est pourtant si belle ! Alors je lui dis : « Mais pourquoi pleures-tu? Cette Parole est si réconfortante. »
Elle me raconte qu’elle a été adoptée depuis sa tendre enfance. Elle ajoute qu’elle a eu de très bons parents adoptifs qui l’ont aimée et qu’elle a beaucoup aimés en retour. Mais à l’âge de 18 ans, elle a décidé d’entreprendre une recherche pour retrouver sa mère biologique. Elle se demandait toujours pourquoi sa mère l’aurait abandonné si jeune. Elle finit par trouver l’adresse où elle réside, prend son courage à deux mains, et vient sonner à sa porte.
Sa mère vient ouvrir et demande sèchement le but de la visite de cette inconnue. La jeune femme lui demande : « Êtes-vous madame une telle ? » « Oui, » répond-elle. Sans sourire. La jeune femme d’ajouter : « Maman, je suis ta fille. » Alors la mère pose sur elle un regard malin et lui dit : « Qu’est-ce que veux-tu que ça me fasse ? » Et elle lui claque la porte au nez.
Pauvre jeune femme. Elle est partie si blessée et brisée après cette rencontre, qu’elle s’est mise à haïr et détester sa mère biologique. Ce soir-là, elle me confie qu’elle ressent un « motton » dans sa gorge depuis l’événement douloureux. Elle n’avait que 18 ans à ce moment, et en avait à présent 38 ! Vingt ans à pleurer et à détester sa mère qui l’avait rejetée une deuxième fois !
Mais ce soir-là, après m’avoir tout expliqué, je compris pourquoi elle pleurait autant. Elle pleurait de joie, car la Parole de Dieu disait ceci :
« Une femme peut-elle oublier son nourrisson, ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ? Même si elle l’oubliait, moi, je ne t’oublierai pas. Car je t’ai gravée sur les paumes de mes mains, j’ai toujours tes remparts devant les yeux. » (Is 49, 15–16)
Comme elle est puissante et transformante la Parole vivante de Dieu ! Utilisons-la, donnons-la aux personnes qui souffrent ou qui cherchent un sens à leur existence. Ne craignons pas de la partager avec eux et avec foi.
Une deuxième considération : ce n’est pas dans la nature de l’amour de se donner à moitié.
Personne ne peut s’épanouir pleinement et se dire libre intérieurement si elle n’a d’abord reconnu et assumé le fait qu’elle a besoin des autres pour atteindre sa pleine maturité physique, psychologique et spirituelle. « Nul n’est une île », disait le poète et prédicateur anglais John Donne au XVIe siècle. Nous dépendons des autres. Nous avons besoin d’eux pour grandir et nous épanouir humainement. Mais il n’est pas toujours facile de convaincre une personne souffrante de reprendre le chemin de la confiance en soi et en l’autre, surtout si son cœur a été brisé par une trahison, une infidélité ou un rejet douloureux.
Après une séparation et un divorce pénible, une dame me disait : « Jamais je n’aimerai comme j’ai aimé ! Ça fait trop mal au cœur lorsqu’on est trahi ou abandonné. » Et s’il nous arrive d’entrer à nouveau dans une relation, la peur de revivre une telle expérience peut nous conduire à un excès de prudence envers l’autre. Pour éviter ces éventuelles blessures du cœur, combien d’hommes et de femmes m’ont avoué avoir signifié clairement à l’autre qu’il ou elle désirait préserver une bonne partie de son autonomie et de son indépendance. Les limites sont désormais établies pour prévenir une nouvelle brisure du cœur ! La barricade du cœur commence ainsi à se former dès la première rencontre, et l’amour vrai et les affections sincères se voient toutes filtrées et prédéterminées par la raison.
Nous nous croyons alors plus libres et autonomes après avoir exprimé cet état d’âme, profitant en quelque sorte des avantages que nous procure ce genre de relation où l’on se donne en partie et non en totalité à l’autre. Mais en réalité, sans nous en rendre compte, notre cœur est en train de s’endurcir et de se barricader à force de vivre ainsi. Il apprend à ne plus exprimer certains sentiments d’amour au cas où cette révélation entraînerait un attachement affectif réciproque, et qui risquerait de replonger l’âme dans une blessure semblable à celle ressentie dans le passé lors de la rupture.
Il serait bon de rappeler ici que l’amour véritable ne peut se donner à moitié. « Si on n’a pas tout donné, c’est qu’on n’a encore rien donné ! » dit le proverbe. Donner une moitié de caresse, donner une moitié de poignée de main à quelqu’un, faire un demisourire ou donner un demi-baiser ne réjouit ni ne satisfait personne.
« La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure ! » disait le grand saint Augustin. Une demi-ouverture de cœur équivaut ou bien à de l’hypocrisie ou bien à une recherche de satisfaction personnelle qui ne tient presque plus compte des intérêts de l’autre. Pouvons-nous alors parler d’un amour véritable ? Non. Et ce type de relation, vous le devinez, reposera sur une fondation fragilisée à long terme. À la première tempête, « la maison fondée sur le sable s’est écroulée », nous dit l’évangéliste Matthieu au ch. 7, 24–27.
Vous pourriez répliquer qu’il est facile de parler d’amour total et de dire tout haut que nous sommes créés ainsi, alors que l’amour pur est difficilement atteignable icibas. Et vous avez entièrement raison ! Car le temps fait toujours surgir son lot d’épreuves et d’imprévus, telles les vagues de la mer qui, lentement mais sûrement, finissent par éroder les récifs et les côtes du littoral. Mais je répondrai à cette objection en affirmant que seule la grâce de Dieu peut réussir à l’élever et le maintenir dans un état pareil. Lorsque l’amour purement humain se revêt de l’amour divin, tout devient possible et réalisable.
Une troisième considération : lien indivisible entre foi en Dieu, en l’autre, en moi.
Trop de gens – incluant des chrétiens – ne s’aiment pas vraiment. Une culpabilité morbide s’installe facilement dans le cœur de celui ou celle qui vient de chuter ou de vivre un échec quelconque. Et le découragement vient ensuite dresser sa tente tout près. Mais d’où vient cette perception négative de soi ? Elle provient des rejets et des mépris, des manques de confiance que les parents ont maladroitement peut-être inculqués à leurs enfants en ne croyant pas assez en leurs capacités et habiletés humaines ou intellectuelles. Ou encore parce que ces derniers ont souffert d’isolement et d’indifférence de leurs proches, parce qu’on les considérait malades ou infirmes, trop gros, trop petits, trop laids, trop ignorants, etc. Et ils en sont arrivés à perdre confiance en eux.
Ce manque de confiance en soi les conduits inévitablement à un manque de confiance dans les autres, et pire encore, à un manque de confiance en l’amour véritable que Dieu éprouve pour eux. On se sent indigne d’être aimé par Lui, car on a appris depuis notre enfance qu’on ne mérite pas d’être aimé par les autres. Quelle tristesse ! Quel long et difficile chemin que celui du retour à la confiance en soi !
Permettez-moi de conclure avec une parole extraite de l’évangile de saint Matthieu: « Jésus lui fit cette réponse : « Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. » (Mc 12, 30–31)
Chers amis, gardons confiance en l’amour infini que Dieu porte pour chacun de nous. Croyons en sa miséricorde inépuisable ! Faisons ensemble le vœu de ne jamais céder au découragement lorsque nous manquons de confiance en nous-mêmes. Malgré nos chutes ou fautes fréquentes, osons revenir à Dieu avec humilité en lui tendant nos bras d’enfants en toute confiance. Donnons-Lui la joie de pouvoir nous serrer dans ses bras de Père ; qu’Il puisse nous caresser tendrement et murmurer à nos oreilles : « Mon enfant, sache que mon amour pour toi dépasse infiniment ce que tu pourras jamais me donner en retour ! Mais qu’à cela ne tienne! Garde toujours confiance en moi, en ton prochain et en toi-même, » et « ma fidélité et mon amour seront toujours avec toi. » (Ps 89)