En 1989, je présentais aux supérieurs de ma communauté un projet missionnaire d’évangélisation des distants de l’Église. Le lendemain, à ma grande surprise, mes supérieurs acceptaient le projet et on me demandait de proposer le choix des trois autres membres qui en ferait partie. Quelques jours plus tard, un deuxième clin d’œil de l’Esprit Saint: les trois confrères proposés acceptaient d’en faire partie! Trois mois plus tard, je partais pour la Gaspésie avec ma petite équipe rédemptoriste composée de trois jeunes confrères et d’un confrère plus âgé. Notre mission? Évangéliser les gens en dehors de l’Église dans un secteur particulier du côté nord de la péninsule gaspésienne.
Dès notre arrivée, tous les fidèles des 12 paroisses de la région où nous devions intervenir avaient été informés de notre présence, et avertis de ne pas s’étonner de voir trois jeunes religieux dans des endroits inhabituels tels les bars, les polyvalentes, les centres pour toxicomanes ou alcooliques, les classes d’éducation aux adultes, les soirées sociales ou dans les lieux où des groupes de jeunes se rassemblaient. Par le moyen du feuillet paroissial, nous avions également offert à tous les paroissiens qui le désiraient de nous inviter chez eux à partager un repas fraternel dans leur domicile. Je peux vous confirmer que mes jeunes confrères et moi avons été individuellement invités entre trois et quatre fois par semaine à prendre un repas dans des familles différentes durant la première année de notre présence dans le milieu. Quelle merveilleuse façon d’évangéliser les distants de l’Église!
Les curés et paroissiens avaient été également informés que notre but premier était d’évangéliser implicitement et explicitement les gens qu’on ne voyait pas à l’église. Au terme d’une année de présence dans un secteur déterminé, nous souhaitions offrir une mission paroissiale à tous les gens que nous avions rencontrés ou évangélisés. Dans la mesure du possible, nous pourrions même les réunir dans un endroit autre que l’église locale. Les gens étaient également informés que nous n’accepterions aucune charge de cures paroissiales, ni de nous impliquer dans la pastorale paroissiale habituelle. Au besoin, nous étions disponibles pour remplacer 1 un prêtre malade ou en vacances seulement.
Au tout début de ce nouveau projet emballant et merveilleusement accueilli et apprécié des gens, je me rendais un soir dans un bar situé dans le petit village de Mont‐St‐Pierre où de nombreux amateurs de parapente et de deltaplane se rendaient en grand nombre durant la saison estivale, afin de s’élancer dans le vide, depuis le sommet de la majestueuse montagne qui se présentait au bout de l’anse. Il était onze heures du soir, et des habitués étaient déjà présents en train de déguster une bière ou prendre un verre, tout en fraternisant entre eux. J’entrais revêtu de ma chemise avec collet romain, je regardais les gens avec un sourire et m’asseyais tout seul à une table. Tous les yeux se tournaient vers moi. Certains n’en croyaient pas leurs yeux. D’autres devaient se dire : « Il est surement l’un des nôtres! »
Je commandais une bière et les yeux se retournaient encore vers moi. Dès la troisième gorgée, le barman se présentait à moi avec une autre bière et me disait : « C’est untel qui te l’offre! » Et tout à coup, je réalisais que je devrais dorénavant prendre une simple boisson gazeuse, car autrement je sortirais à quatre pattes du bar en un rien de temps. Avec le temps, je m’organisais pour discuter plus régulièrement avec l’un et l’autre.
Au bout d’un mois, je connaissais la plupart des gens qui fréquentaient ce bar. Et voilà qu’un soir vers minuit, je m’approchais de quatre jeunes qui étaient en train de jouer à la table de pool et je commençais à discuter avec eux. Après une vingtaine de minutes, l’un d’eux me demandait : « Comment es‐tu devenu prêtre? » Je lui répondais : « Tu veux vraiment que je te donne la réponse à cette question? Alors vous devrez arrêter de jouer pour une vingtaine de minutes, car il m’est impossible de répondre en deçà de ce temps. » Les quatre jeunes répondaient qu’ils avaient le temps et qu’ils étaient prêts à m’écouter volontiers.
Alors en bon rédemptoriste passionné pour l’œuvre de l’évangélisation, j’ouvrais la bouche et commençais à leur donner mon témoignage de conversion à l’âge de 24 ans: comment ma vie avait brusquement pris un tournant inattendu lors de la maladie de mon père; comment j’étais désemparé à la pensée de le perdre et toutes les questions que je me posais sur le sens de la vie et du pourquoi nous naissons sur cette planète et pourquoi nous devons tous mourir; et je leur parle de la voix que j’ai entendue en mon cœur un soir, me recommandant de lire la Bible que ma mère m’avait donné en cadeau l’année précédente et qui me permettrait de trouver les 2 réponses aux grandes questions existentielles que je posais.
J’ajoutais comment je résistais à cette voix qui avait résonné dans mon cœur par trois fois en trois semaines. Chaque fois je disais : « Non! Je n’ouvrirai pas cette Bible. Je n’ai pas le goût de changer mon style de vie. Je sais très bien que ce prétendu Dieu n’approuvera pas le genre de vie que je mène, et qu’il me demandera de quitter mes mauvaises habitudes. » Je n’étais tout simplement pas prêt d’abandonner la drogue, la boisson et les jouissances de toutes sortes et qui étaient défendues par les lois divines et par l’Église. Cependant, la troisième fois, je décidais enfin de lâcher prise, car ma crainte de voir mourir mon cher père ne cessait de croître. « D’accord Seigneur, lui dis‐je, si tu existes, je changerai, mais de grâce, ne te presse pas! Je n’ai pas envie de changer trop vite! »
Et puis j’ouvris la Bible au tout début du Nouveau Testament : l’évangile de l’apôtre Matthieu. Au fil des jours suivants, je lisais toujours un peu plus et avec fascination et intérêt. Ma foi renaissait de ses cendres après seulement deux semaines de lecture. Quelle découverte extraordinaire! Je découvrais le sens véritable de notre existence, du pourquoi nous sommes placés sur la terre : c’est pour répondre à l’amour de Dieu afin d’hériter un jour de la vie éternelle. Je croyais désormais que mon corps et mon âme devaient s’unir avec la volonté de Dieu et devenir un avec Lui. Et que si tel était le cas, même ce pauvre corps fragile ressusciterait un jour et s’unirait à nouveau avec mon âme, à l’exemple de Jésus ressuscité.
Enfin, je leur expliquais comment le docteur avait prédit le pire scénario pour mon père : il n’aurait que 50% des chances de survivre à l’opération. Mais voilà que ses pronostics et ses constats ne tenaient plus la route après l’opération. Le docteur avouait qu’il était extrêmement surpris de voir comment l’opération s’était bien déroulée et comment mon père avait récupéré de façon rapide et contre toute attente. Il dit à mon père : « M. Desrochers, vous êtes le plus chanceux des 13 personnes que j’ai opérées pour le cœur cette semaine! » Et après avoir subi quatre pontages, mon père faisait du ski de fond deux mois plus tard comme si rien ne s’était passé. Il avait alors 55 ans et il vécut jusqu’à l’âge de 86 ans!
Et puis je partageais avec mes jeunes auditeurs comment ma vie commençait tranquillement à changer : après deux mois de lecture assidue de la Parole de Dieu tous les soirs, suivie de prières et de louanges, j’avais l’occasion un soir de partager ma foi avec mon frère ainé. Trois semaines plus tard, j’arrivais du travail et je l’entrevoyais assis sur le bord de son lit en train de lire sa Bible. Quelle joie j’éprouvais alors! J’étais si heureux de voir qu’il prenait à son tour intérêt à lire sa Bible. Et comme de fait, après quelques semaines de lecture, il décidait de s’ouvrir à moi en me disant qu’il avait commencé lui aussi à lire les Saintes Écritures et qu’il découvrait peu à peu comment Dieu l’aimait et le soutenait dans toutes ses démarches.
Mes jeunes amis m’écoutaient avec grand intérêt et me posaient des questions de clarification et me demandaient de continuer mon récit de conversion. J’en arrivais à leur parler de mon appel à la prêtrise six mois plus tard, après avoir dit lentement mon Notre Père, et m’être arrêté sur les paroles : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Je disais alors au Seigneur : « Qu’est‐ce que je peux bien faire aujourd’hui Seigneur, pour faire ta volonté? » Soudainement, j’entendais résonner très fort en moi un mot qui semblait envahir tout mon être: « Prêtre! » « Quoi, répondis‐je? Prêtre? Ah non, Seigneur. N’importe quoi, mais pas ça! » C’est que je désirais me marier plutôt et avoir des enfants comme la plupart des gens. Mais je résistais aussi parce que je craignais de ce que mes amis diraient ou penseraient en apprenant que j’avais décidé de changer radicalement d’orientation de vie et après avoir mené une vie si désordonnée.
J’étais alors graphiste pour le journal Le Droit à Ottawa depuis sept ans au moment de ma conversion. Deux ans plus tard, après avoir reconsidéré et entendu à nouveau l’appel à devenir prêtre, je quittais « tout ce désordre pour rentrer dans les ordres » comme mon ami caricaturiste Bado me l’avait si bien écrit sur ma carte d’adieu. Un peu plus tard, une cinquantaine d’employés préparaient une magnifique fête surprise pour souligner mon départ après tant d’années.
J’optais plus tard pour la vie religieuse dans la communauté des rédemptoristes, car j’étais toujours habité par un grand désir de prêcher la Bonne Nouvelle à tous ceux et celles que je rencontrais sur mon chemin. Je devenais prêtre à l’âge de 32 ans. Au moment où je racontais mon récit à mes jeunes amis, j’en étais seulement à ma première année de sacerdoce. Je bénissais Dieu pour leur avoir ouvert tout grand le cœur à mes paroles. J’avais parlé presque une heure avec eux, et à la fin de mon témoignage de conversion, ils me posaient toutes sortes de questions.
Cette expérience d’évangélisation était en réalité une grâce extraordinaire qui était donnée à mes jeunes interlocuteurs pour leur permettre de se rapprocher de Dieu et de redonner sens à leur vie.
Tout au long de nos sept années de présence en Gaspésie, mes trois confrères rédemptoristes et moi avons souvent eu l’occasion de témoigner de notre foi et de notre espérance en Jésus Christ. J’en rends grâce à Dieu et nous invite à croire que le Dieu de l’impossible bénira toujours nos efforts d’évangélisation envers les distants de l’Église.
À partir de cette expérience vécue en Gaspésie, permettez‐moi de dégager quelques constats importants qui pourraient contribuer à la survie de nos communautés paroissiales actuelles, et qui contribueraient par effet d’entraînement à augmenter les revenus nécessaires à la rénovation de nos églises fragilisées par le temps et l’usure.
Premier constat: La perte de revenus causée par la décroissance constante du nombre de fidèles participants à nos liturgies mobilise une grande partie des énergies des plus vieux qui pratiquent encore leur foi et qui se meurent. Résultat: ils passent très peu de temps à s’investir dans des projets d’évangélisation, car ils se concentrent presque uniquement sur les défis financiers à court terme qui sont 4 urgents et impérieux pour la sauvegarde de leurs édifices vétustes.
Deuxième constat: les jeunes sont les grands absents de nos rassemblements liturgiques, c’est un fait. Le défi est d’autant plus grand dans les milieux ruraux. Mais si on ne cherche plus à les rejoindre, à les inviter et à les accueillir convenablement en leur donnant la chance de collaborer—à leur manière—dans nos assemblées, comment allons‐nous réussir à survivre à long terme? De nombreux projets visant à renouveler les communautés paroissiales ont démontré que le nombre de distants évangélisés contribuent à améliorer la situation financière d’une paroisse. Même si les jeunes n’ont pas vraiment encore cette capacité de contribuer financièrement, ils fassent néanmoins partie de la catégorie des distants, et ils seront un jour capables de contribuer.
Rappelons‐nous, chers frères, chères sœurs que le ciel tout entier exulte de joie lorsqu’une seule des brebis égarées revient dans le cœur de Dieu. Alors, osons déployer de nos énergies pour les rejoindre là où ils sont. Allons vers elles dans un esprit de foi et de courage, sans craindre les rejets ou les moqueries et sûr de la présence de l’Esprit agissant en nous et en elles.
Troisième constat: Il nous faut aussi accepter de renouveler nos manières de faire et d’être ensemble en paroisse, car la vie de la communauté ne dépend pas seulement de la capacité d’un petit nombre de personnes à l’aise et capables de soutenir financièrement la paroisse; elle dépend de sa capacité d’inviter et d’accueillir des gens qui vont un jour choisir de revenir dans nos assemblées. L’invitation et l’accueil chaleureux des personnes qui se sont distanciées de l’Église pour toutes sortes de raisons sont un atout indispensable qui leur permet à tous de s’identifier et de trouver sa place au sein de la communauté.
Est‐il nécessaire de rappeler ici que nos liturgies jouent un rôle capital dans le maintien de cette vitalité? Elle a pour finalité d’unifier et de sanctifier tout entier le Corps rassemblé au nom du Christ. C’est pourquoi elle doit être préparée non seulement avec soin, mais en tenant compte de la mentalité des nouveaux arrivants qui sont souvent plus jeunes et dynamiques. Une liturgie terne et sans vie divise et éloigne au lieu de rassembler. Je sais pourtant que le changement est toujours difficile pour la plupart de nous. Surtout lorsque nous avançons en âge. Mais si nous voulons que nos églises survivent dans le temps, il faudra que toute la communauté accepte un jour de faire le choix de renoncer, au moins en partie, à ses résistances ux changements et à chercher ensuite des moyens qui lui permettront de mieux cueillir les nouveaux arrivants.
Concluons.
Une belle présentation dans la vitrine du magasin ne donne pas nécessairement le goût aux clients de dépenser davantage ni de retourner magasiner à cet endroit si l’intérieur est dépourvu de biens et que le décor est terne et inhospitalier. On peut utiliser cette analogie pour comprendre comment les deux actions pastorales s’imbriquent l’une dans l’autre: nos efforts pour rejoindre les distants, combinés à nos efforts pour rendre nos communautés paroissiales plus vibrantes et accueillantes sont définitivement une recette gagnante, car ils donneront un second souffle aux communautés qui souffraient au niveau financier et pastoral et qui entrevoyaient une mort imminente à court terme. Et ils permettront sans doute à la nouvelle communauté renouvelée dans l’Esprit de chanter un jour à l’unisson : « Oui, il est bon, il est doux pour des frères de vivre ensemble et d’être unis! » (Ps 132)